Certains observateurs estiment que le conclave qui vient de s’achever a été très largement le conclave des médias, voire le conclave des réseaux sociaux. Il est vrai que les réseaux sociaux, qui n’étaient pas aussi développés il y a douze ans, ont pu répandre à grande échelle des rumeurs et même des erreurs, des approximations et de grossières infox ; mais sans que cela influence le choix des cardinaux.
L’élection du 8 mai, en se portant sur le cardinal nord-américain Robert F. Prevost, a déjoué tous les pronostics. Ce n’était pas un inconnu, il figurait sur la large liste des vingt noms de papabili que diffusaient les vaticanistes et les vaticanologues – ce n’est pas le même métier. Mais ceux qui prédisaient un « pontificat d’étape », voire un pape de transition, se sont trompés. Le nom que le nouveau pape a choisi, Léon XIV, est en référence à Léon XIII, dont le pontificat de vingt-cinq ans fut un des plus longs de l’histoire. Léon XIV, qui est relativement jeune (il a 69 ans), dirigera lui aussi l’Église pendant peut-être une vingtaine d’années.
Léon XIII est resté, dans l’histoire, comme le pape qui a structuré la doctrine sociale de l’Église dans l’encyclique Rerum novarum, qui fut d’abord une défense des ouvriers face à un capitalisme dévoreur. Il fut aussi le pape du Ralliement qui a engagé les catholiques français à accepter les nouvelles institutions – la République – mais sans abandonner le projet de christianiser la société par de bonnes lois.
Les héritages léonien et augustinien
Le regretté Émile Poulat aurait rappelé aussi que Léon XIII était « franchement antilibéral », comme l’attestent ses grandes encycliques de théologie politique : sur l’origine du pouvoir civil (Diuturnum, 1881), sur les rapports entre l’Église et l’État (Immortale Dei, 1885) et sur la liberté humaine (Libertas Præstantissimum, 1888). Sur ces questions, Léon XIII n’était ni plus ni moins intransigeant que Pie IX qui l’a précédé et Pie X qui l’a suivi. Émile Poulat notait aussi : « Léon XIII maintient le cap de ses prédécesseurs, mais avec un sens rare de l’opportunité, de la diplomatie et de l’arrangement. Pape autoritaire au-dedans, souriant et patient au-dehors, il sait attendre et préfère temporiser plutôt que briser. »
Le nouveau pape sera-t-il « léonien » en ce sens ? En tout cas, il sera « augustinien ». Lui qui a été à deux reprises supérieur général de son ordre, l’ordre de saint Augustin (OSA), a affirmé clairement dès les premiers mots de son pontificat : « Je suis un fils de saint Augustin, un augustinien, qui a dit : “Avec vous, je suis chrétien et pour vous, évêque.“ En ce sens, nous pouvons tous marcher ensemble vers cette patrie que Dieu a préparée pour nous. » Cette référence à la Patrie céleste donne un sens spirituel à son premier message au monde comme la référence au mal : « Dieu nous aime, Dieu vous aime tous, et le mal ne prévaudra pas ! Nous sommes tous entre les mains de Dieu. »
Une fois encore, on peut se souvenir de ce qu’écrivait Émile Poulat sur Léon XIII : « Ce thomiste était aussi un augustinien, nourri du De Civitate Dei. Les deux ordres – spirituel et temporel – sont engagés dans le combat des deux cités – bien et mal – où l’histoire humaine se joue à l’échelle de la création : une Histoire sainte où s’affrontent la puissance salvifique du Christ, Lumière du monde, et la puissance maléfique de Satan, Prince des ténèbres. Rerum novarum est inséparable des quinze encycliques ou lettres de Léon XIII sur la dévotion au Rosaire, à la Vierge Marie dont le pied écrase la tête du serpent. »
Dans les pas de François
La forte tonalité spirituelle des premières paroles de Léon XIV ne doit pas faire croire à une rupture avec le pontificat précédent. À deux reprises, il a repris des mots et des idées qui ont caractérisé le pontificat de François : « Nous devons chercher ensemble comment être une Église missionnaire, une Église qui construit des ponts, qui dialogue, toujours ouverte pour recevoir, comme cette place, à bras ouverts, tous, tous ceux qui ont besoin de notre charité, de notre présence, de notre dialogue et de notre amour. (…) Nous voulons être une Église synodale, une Église qui marche, une Église qui cherche toujours la paix, qui cherche toujours la charité, qui cherche toujours à être proche surtout de ceux qui souffrent. »
L’héritage du pape François n’est donc pas rejeté. Mais Léon XIV ne sera pas non plus un continuateur absolu du pape François, sinon il aurait choisi de s’appeler François II. On peut faire facilement une chronique des adulations et des détestations dont a fait l’objet, très vite, le pape François. J’ai forgé, il y a quelques années, le mot « françoisphobie » pour désigner le phénomène de peur ou de critique systématique qui s’est manifesté dès les premières années du pontificat.
Mais il est trop tôt pour dresser un bilan historique de son action et de son enseignement. Sans même parler des archives qui ne s’ouvriront que dans quelques décennies, il faudra attendre que paraissent des témoignages dégagés des passions du moment et aussi voir si les réformes engagées par le pape François et ses interprétations pastorales de la doctrine ont été poursuivies, prolongées ou rectifiées.